Le monde vu autrement – démarche et réflexions diverses…

Projections et indicatrices de Tissot

Saviez-vous que le Groënland est plus petit que l’Inde ? Que l’Afrique est presque deux fois plus grande que la Russie ? Les cartes que nous utilisons depuis la Renaissance font la part belle aux pays de l’hémisphère nord en les représentant plus grands qu’ils ne sont en réalité, donnant ainsi l’impression d’un Occident dominant les pays du sud.

Une projection cartographique est nécessairement une représentation déformée de la réalité : essayez de mettre à plat une coquille d’oeuf et vous verrez qu’elle se fissure. Pour représenter le globe sur un plan, le cartographe doit donc agrandir et déformer certaines zones.

Projection de Mercator

La projection la plus connue est celle de Mercator, utilisée aujourd’hui dans Google Maps, et représentée ici. Les cercles rouges sont des indicatrices de Tissot. Ces indicatrices permettent de se rendre compte de l’étendue des distorsions dans cette projection. Tous ces cercles font en réalité la même taille si on les représentait sur un globe. Il est notable que dans la projection de Mercator, les indicatrices, bien que de surface très variables, restent des cercles. C’est une propriété des projections conformes : elles conservent les angles (localement, bien entendu). À défaut de conserver les surfaces et les distances, ces projections conservent assez bien les formes et sont utiles aux navigateurs. Je n’ai aucune expérience en la matière, mais je n’ai pas de mal à imaginer qu’il doit être plus difficile de se repérer sur une carte où, quand on tourne de 30° en réalité, il faut tourner de 10° sur la carte…

Projection de Gall-Peters

D’autres projections, comme celle de Gall-Peters, conservent les surfaces, mais pas les angles, ni les distances. Les indicatrices de Tissot deviennent alors des ellipses. Au niveau de l’équateur, les surfaces sont étirées dans le sens nord-sud, alors que vers les pôles, elles le sont dans le sens est-ouest. Résultat : le Groënland est passé sous un rouleau compresseur, tandis que l’Afrique a fait un régime… Cette projection a longtemps été ma préférée. J’aime beaucoup l’idée de faire en sorte que les surfaces soient conservées car je trouve que le principal inconvénient de la projection de Mercator est de sur-représenter les pays du nord, ainsi que l’Antarctique. Côté formes, on repassera…

Projection de Mollweide

Pour atténuer les déformations aux pôles, d’autres projections, comme celle de Mollweide, s’affranchissent de la contrainte d’une carte rectangulaire. C’est déjà plus satisfaisant, mais on a toujours le problème de l’Antarctique…

Projection de Fuller

D’autres projections, enfin, parviennent à conserver grossièrement surfaces et angles, comme la projection de Fuller, où l’idée est d’assimiler le globe à un icosaèdre (le solide de Platon à 20 faces triangulaires). Évidemment, pas facile de planifier son tour du monde à la voile sur une pareille carte, mais on y observe des choses intéressantes : par exemple, on y découvre que le Canada et la Russie sont voisins par le pôle nord, alors que les projections les plus courantes placent l’Amérique et la Russie de part et d’autre de la carte.

Changeons notre fusil des pôles…

Un jour, en observant un globe, j’ai remarqué deux points antipodaux : l’océan Atlantique sud d’un côté, et le Pacifique nord de l’autre. Je me suis donc demandé ce que donnerait une projection de Mercator en utilisant ces points en guise de pôles. J’ai d’abord fait quelques calculs de trigonométrie et réalisé une carte à la main. Puis, quelques années plus tard, je suis tombé sur le logiciel qGIS et, après de nombreuses soirées de travail, j’ai obtenu ça :

Le monde vu autrement avec indicatrices de Tissot

En haut, on retrouve l’Atlantique sud, et en bas, le Pacifique nord. Tout est un petit peu sens dessus-dessous, mais c’est un peu l’objectif : déranger pour faire réfléchir. Les indicatrices de Tissot grossissent à mesure que l’on se rapproche des “pôles” mais ce qui est remarquable, c’est que tous les continents, y compris l’Antarctique, se trouvent dans des zones relativement peu distordues. À la pointe de la Namibie et au Japon, qui sont les pires cas, les distances sont multipliées par 2,4 par rapport à l’Europe. Par rapport à la projection de Mercator classique, le gain est énorme : à 83° de latitude nord, au Groënland, les distances y sont multipliées par 8, et les surfaces, par 64 !

Cette carte n’est pas mon premier essai, mais là, je pense avoir trouvé la projection conforme optimale pour représenter les surfaces le plus fidèlement possible, en gardant la contrainte d’une carte rectangulaire. J’ai placé le pôle nord de cette projection à 25° sud, 13.5° ouest, entre l’île de Sainte-Hélène et Tristan da Cunha, qu’on ne voit donc pas sur cette carte. Le pôle sud, aux antipodes, est quant à lui à 25° nord et 166.5° est, au nord des îles Marshall. C’est peu ou prou le couple de points le plus éloigné des côtes, à environ 2700 km de Tokyo pour le pôle “sud” et à 2700 km de la Namibie et 2750 km du Brésil pour le pôle “nord”.

Comme on peut le deviner aisément, la raison de ce choix est qu’en m’éloignant au maximum des côtes, je minimise les distorsions sur les continents. À titre de comparaison, dans la projection de Mercator classique, le Groënland étant à moins de 1000 km du pôle nord (le vrai, cette fois) et l’Antarctique à … zéro km du pôle sud, on observe des aberrations au voisinage des pôles.

Si vous souhaitez comprendre comment fonctionne cette projection, je vous invite à lire les articles de Wikipédia sur Mercator et les projections cylindriques, mais on peut aussi faire une expérience très simple : prenez un globe terrestre, placez vos mains sur les pôles de cette projection de part et d’autre du globe, puis faites-le tourner… Devant vos yeux ébahis, vous constaterez qu’on obtient ma carte et que, finalement, elle n’est peut-être pas aussi aberrante que ça !

Je pense cependant qu’on pourrait faire un peu mieux en combinant cette idée d’utiliser des pôles différents avec, par exemple, une projection de Mollweide. Ainsi, on réduirait les agrandissements en Afrique et au Japon, en acceptant de les déformer un peu. Malheureusement, on arrive à la limite de mes compétences avec qGIS. Si vous êtes un pro de qGIS et que vous avez la solution, je vous invite à me contacter. Et puis, c’est déjà très joli comme ça !

Trajets sur cette nouvelle carte

Une autre propriété intéressante de cette carte est qu’elle permet de visualiser pourquoi certains trajets d’avion semblent prendre des itinéraires alambiqués. Par exemple, le trajet Paris-Vancouver passe par le Groënland, ce qui, sur une carte de Mercator semble aberrant : l’avion emprunte une route en cloche qui semble bien trop longue. Mais sur ma carte :

Trajets de quelques lignes commerciales depuis Paris (Source : airportdistancecalculator.com)

Comme les continents sont sur des zones de relativement faible distorsion, les trajets d’avion ressemblent un peu plus à des lignes droites. Je ne dis pas que c’est vrai de tous les trajets : un trajet Rio-Le Cap, par exemple, va sortir de cette carte par la gauche et un Tokyo-Sydney par la droite.

Voyages de Christophe Colomb et Magellan. J’ai reconstruit ce dernier comme j’ai pu à partir du journal de bord de Pigafetta.

De manière générale, cette mappemonde permet d’avoir un regard différent sur les voyages à travers le monde. Je me suis personnellement amusé à représenter le trajet de Christophe Colomb vers les Amériques. Celui-ci est passé par les îles Canaries puis aurait suivi le tropique du Cancer, une ligne droite sur la projection de Mercator, mais plus très droite sur un globe… Mais c’était tellement plus court par l’Islande, comme l’a fait Erik le Rouge cinq siècles auparavant ! Quant au trajet de Magellan, il serpente bizarrement à travers les océans. L’idée de « tour du Monde » en prend un coup ! Cette carte me rappelle l’excellent Magellan, de Stefan Zweig, dont je vous recommande la lecture. Il y raconte la recherche le long des côtes de l’Argentine d’un passage vers l’océan Pacifique, recherche si fastidieuse et désespérée qu’elle mit l’autorité de Magellan à rude épreuve et mena une partie de son équipage à la mutinerie, puis l’errance sans fin dans le gigantesque océan, passant à quelques milles d’îles sans les apercevoir, et enfin, une terre, les îles Mariannes, puis les Philippines, et l’alliance catastrophique avec une tribu qui conduira Magellan à sa fin…